« OFFSHORE », de Renaud Van Ruymbeke
Les paradis fiscaux ont régulièrement défrayé la chronique de ces vingt dernières années, que ce soit à travers les révélations répétées d’un consortium international de journalistes (Luxleaks, Panama papers, Paradise papers, Dubaï papers) ou grâce à des fuites bancaires dues à des lanceurs d’alerte (filiale suisse de la banque HSBC, banque UBS aux Etats-Unis). Les premières ont jeté la lumière sur des officines spécialisées dans la création des sociétés offshore – littéralement, ce terme signifie “au large des côtes” et par extension, “en dehors des frontières” –, rouages essentiels de l’évasion fiscale, légale ou frauduleuse. Les secondes ont pointé du doigt le rôle complice de certaines banques au comportement bien peu éthique.
Dans son livre Offshore – Dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux*, Renaud Van Ruymbeke**, figure emblématique de la lutte anti-corruption, nous fait part de son expérience de juge d’instruction spécialisé au pôle financier du tribunal de Paris, poste qu’il a occupé pendant près de vingt ans. Il y détaille les rouages qui permettent l’évasion et la fraude fiscales, ainsi que le recyclage de l’argent sale. Qu’il s’agisse des unes ou de l’autre, les procédés et les circuits utilisés restent les mêmes.
Le paradis fiscal se caractérise tout d’abord par un secret bancaire absolu, l’absence de transparence est totale, tant concernant les titulaires des comptes que les opérations réalisées. Il dispose par ailleurs d’une fiscalité très avantageuse, avec une imposition sur les revenus, les sociétés et les plus-values faible, voire nulle. Cela en fait le symbole même de l’injustice fiscale, puisqu’il permet aux plus riches d’échapper à leur juste participation aux dépenses des services publics (hôpitaux, écoles, etc.) de leurs pays. On y trouve des officines de conseils, avec des professionnels qualifiés, qui fournissent à leurs clients, eux-mêmes la plupart du temps de simples intermédiaires de confiance, des dispositifs offshore clés en main. Ceux-ci sont constitués d’une ou plusieurs sociétés écrans – véritables coquilles vides sans bureaux ni salariés – qui permettent d’opacifier la circulation de l’argent et de masquer l’identité des véritables bénéficiaires, ce qui complique considérablement d’éventuelles investigations.
Dans ce monde où l’opacité est la règle première, on croise pêle-mêle des évadés fiscaux – riches particuliers ou multinationales – désireux échapper à l’impôt, des dirigeants et chefs d’État corrompus, des oligarques russes, des mafieux, des trafiquants de drogue. Les sommes dont il est question donnent le vertige : on estime à près de 9 000 milliards de dollars les avoirs cachés dans les paradis fiscaux !
Parler de paradis fiscal évoque des destinations lointaines et exotiques : le Panama, les Bahamas, les Îles vierges britanniques, les Seychelles, les îles Caïmans, Singapour, etc. C’est occulter le fait que des paradis fiscaux, et non des moindres, se trouvent également au sein même de l’Union européenne : la Suisse, les Pays-Bas, l’Irlande, Monaco, le Lichtenstein, Andorre, le Luxembourg, et le plus ancien et plus important de tous, la City de Londres. Grâce au passé colonial de la Grande-Bretagne, celle-ci se trouve au centre d’un réseau de places financières qui en sont les satellites. À l’instar de pays comme la Suisse et le Luxembourg, elle tire d’importants revenus de la fraude fiscale et malgré les déclarations officielles, rechigne à coopérer dans les faits avec la justice. Tant que l’UE tolèrera cette situation, et se montrera incapable d’imposer des règles de transparence, toute lutte contre les paradis fiscaux sera vouée à l’échec.
Suite aux scandales à répétition révélés par la presse, l’OCDE et le G20 cherchent à mettre en place une véritable coopération fiscale internationale. De nombreux pays ont signé un accord dans ce sens, et voté des lois anti-blanchiment. Mais l’hypocrisie reste encore la règle, car si nombre de places offshore ont adopté des législations conformes aux standards internationaux, il ne s’agit la plupart du temps que de postures de pure façade. Comme il n’y a pas de contrôle a posteriori, elles n’ont guère eu à modifier leurs comportements dans les faits.
Il semble que les paradis fiscaux ont encore de beaux jours devant eux…
* aux éditions Les Liens qui Libèrent, novembre 2022 (263 pages)
** Renaud Van Ruymbeke est décédé en mai 2024, à l’âge de 71 ans